Péril en la demeure
Au bout de cette rue déserte
qui se dessine au clair-obscur
une maison s’est découverte
dont la vieille porte cochère
et la lourde grille de fer
s’enfoncent dans l’ombre du mur
Forcer la serrure est facile
portière cloutée croix de bois
aucune clef n’est plus utile
elle s’offre sans le vouloir
tant elle cède sous le poids
de la ruine et du désespoir
Au moment d’entrer tu hésites
tant d’années se sont écoulées
il se peut que rien ne subsiste
de ces souvenirs que tu gardes
au fond de toi comme un secret
ou comme un rêve qui s’attarde
Au temps lointain des floraisons
les ancolies et les oeillets
dormaient sous les rhododendrons
il y avait des massifs de roses
dont la blancheur accompagnait
la langueur des pivoines écloses
Près de l’éphémère églantier
et des insignifiants narcisses
n’oubliez-pas que j’étais belle
disait la fleur du myosotis
à jamais je serais fidèle
lui répondait la giroflée
Mais ce n’est plus l’endroit fleuri
que tu visitais autrefois
sous les chardons et les orties
le sol est blessé, inégal
les herbes poussent entre les dalles
et les pavés vont de guingois
Le puits ne donne plus grande eau
le fer forgé de la margelle
est corrompu depuis longtemps
la poulie a perdu son seau
la rouille étreint la manivelle
et sa corde balance au vent
Les géraniums et les pensées
qui donnaient couleur au balcon
avec l’hiver se sont fanés
aux fenêtres les loquets grincent
le bois est sec autour des gonds
les volets rabattus se coincent
Les chaises et la table en rotin
ont verdi sous les pluies de juin
vieux bout de ferraille noirci
dont la toile blanche a moisi
le parasol sans le soleil
dort dans son plus simple appareil
Le tilleul près de la remise
a déployé son grand feuillage
l’humidité fend son écorce
le lierre la serre avec force
et toute la cour est soumise
à son envahissant ombrage
Tu vois, ici tout a changé
à l’intérieur comme au dehors
ce n’est plus le même décor
trop d’averses, trop de gelées
trop de chaleur ou trop de vent
ont marqué l’usure du temps
Au bout de la ruelle sombre
cette demeure mystérieuse
se renfonce dans la pénombre
elle éteint le feu des lanternes
referme guichet et poterne
puis elle s’endort, silencieuse