La plus belle ville du monde
C’est une ville moche à midi moins le quart
où les congés payés s’envoyaient du pinard
mangeaient leur casse-croûte au seuil de nos maisons
puis reprenaient la route en suivant les camions
en file indienne, en concert de klaxons
Pour ceux qui vivaient là, les vacances à la mer
étaient sans intérêt. Un soleil plus dardant,
de l’eau dans les sandales et du sable collant
Qui voudrait voyager pour s’envoyer un verre
qu’on peut prendre chez soi sans bouger son derrière ?
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Cette ville à trois temps, fleuve, rails et carrières
noir, blanc, asphalte gris, trois couleurs de poussière
cette ville couloir sur la rose des vents
essoufflée de mistral, bousculée par l’autan
tous les deux, nous y vivions enfants
Au nord, autour des hangars à locos
le fief des rouges, cités de cheminots
au sud, au pied des fours, juste sous les carrières
la terre des patrons, les cités ouvrières
entre les deux, un Hlm tout neuf, tout beau
Employés de mairie, ouvriers ou postiers
italiens, espagnols, français rapatriés
nous étions coude à coude dans nos petites boîtes
Premier étage à gauche, rez-de-chaussée à droite
c’était notre escalier, entrée numéro quatre
C’est là qu’on s’est connus, brunette et blondinet
voisins, copains, garnements buissonniers
timides et turbulents, gueules d’archanges
petits diables, deux gamins du quartier
deux moitiés de la même orange
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Bien sûr, nous nous sommes perdus
il y a des villes où l’on ne revient plus
des chemins qu’on doit s’interdire
pour ne pas se trouver rompu
par le ressac des souvenirs
Il y a des ponts qu’il faut franchir
des coups à prendre, des virages
d’autres villes à conquérir
de nouvelles filles à séduire
des garçons à prendre en otage
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Nous étions des enfants tristes et magnifiques
des rêveurs agités par de vagues désirs
Moi, je voulais mener une vie romantique
vivre vite, aimer plus, prendre le risque
de refaire le monde pour lui appartenir
En faisant semblant d’être au large
sans jamais t’éloigner du bord
en entreprenant des voyages
qui te ramenaient à bon port
tu étais plus doux et plus sage
Ou bien trop attaché à cette ville moche
qui vie après vie, chaque année
te fais le lancinant reproche
de ne pas vouloir la quitter
C’est à ses rues que tu t’accroches ?